L'Insoutenable Legerete de l'Etre

literature

01 Jul 2023

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Ce livre est magnifique. Kundera combine une beauté littéraire avec un appel philosophique transpercant. 10/10

L’éternel retour est une idée mystérieuse, et Nietzsche, avec cette idée, a mis bien des philosophes dans l’embarras : penser qu’un jour tout va se répéter comme on l’a déjà vécu et que cette répétition va encore indéfiniment se répéter ! Que veut dire ce mythe insensé ? Le mythe de l’éternel retour nous dit, par la négation, que la vie qui va disparaître une fois pour toutes et ne reviendra pas est semblable à une ombre, qu’elle est sans poids, qu’elle est morte dès aujourd’hui, et qu’aussi atroce, aussi belle, aussi splendide fût-elle, cette beauté, cette horreur, cette splendeur n’ont aucun sens. Il ne faut pas en tenir compte, pas plus que d’une guerre entre deux royaumes africains du xive siècle, qui n’a rien changé à la face du monde, bien que trois cent mille Noirs y aient trouvé la mort dans d’indescriptibles supplices. Mais est-ce que ça va changer quelque chose à cette guerre entre deux royaumes africains du xive siècle de se répéter un nombre incalculable de fois dans l’éternel retour ?

Si chaque seconde de notre vie doit se répéter un nombre infini de fois, nous sommes cloués à l’éternité comme Jésus-Christ à la croix. Quelle atroce idée ! Dans le monde de l’éternel retour, chaque geste porte le poids d’une insoutenable responsabilité. C’est ce qui faisait dire à Nietzsche que l’idée de l’éternel retour est le plus lourd fardeau (das schwerste Gewicht). Si l’éternel retour est le plus lourd fardeau, nos vies, sur cette toile de fond, peuvent apparaître dans toute leur splendide légèreté. Mais au vrai, la pesanteur est-elle atroce et belle la légèreté ? Le plus lourd fardeau nous écrase, nous fait ployer sous lui, nous presse contre le sol. Mais dans la poésie amoureuse de tous les siècles, la femme désire recevoir le fardeau du corps mâle. Le plus lourd fardeau est donc en même temps l’image du plus intense accomplissement vital. Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie. En revanche, l’absence totale de fardeau fait que l’être humain devient plus léger que l’air, qu’il s’envole, qu’il s’éloigne de la terre, de l’être terrestre, qu’il n’est plus qu’à demi réel et que ses mouvements sont aussi libres qu’insignifiants. Alors, que choisir ? La pesanteur ou la légèreté ?

Quand Tereza rêvait qu’elle s’enfonçait des aiguilles sous les ongles, elle se trahissait, révélant ainsi à Tomas qu’elle fouillait en cachette dans ses tiroirs. Si une autre femme lui avait fait ça, jamais plus il ne lui aurait adressé la parole. Parce que Tereza le savait, elle lui dit : « Flanque- moi à la porte ! » Or, non seulement il ne la mit pas à la porte, mais il lui saisit la main et lui baisa le bout des doigts car, à ce moment-là, il sentait lui-même la douleur qu’elle éprouvait sous les ongles, comme si les nerfs des doigts de Tereza avaient été reliés directement à son propre cerveau. Celui qui ne possède pas le don diabolique de la compassion (co-sentiment) ne peut que condamner froidement le comportement de Tereza, car la vie privée de l’autre est sacrée et on n’ouvre pas les tiroirs où il range sa correspondance personnelle. Mais parce que la compassion était devenue le destin (ou la malédiction) de Tomas, il lui semblait que c’était lui qui s’était agenouillé devant le tiroir de son bureau et qui ne parvenait pas à détacher les yeux des phrases tracées de la main de Sabina. Il comprenait Tereza, et non seulement il était incapable de lui en vouloir, mais il l’en aimait encore davantage

  • la compassion elargit notre cercle moral et nous fait MAL, mais nous permet aussi de mieux comprendre l’étendue du monde
  • cette douleur est un sacrifice, mais qui ne va pas assez loin pour que tomas arrète => est ce que l’amour est proportionnel a notre capacite au sacrifice, ou est ce que l’amour demande aussi une tolerance et un desir de laisser l’autre faire ce qui le rend complet?
  • est ce que le comportement infidel de tomas met en doute sa capacité à aimer, a vivre quelque chose avec teresa? je ne sais pas, et peut que kundera nous propose un modele different Comment pouvait-il le savoir ? Comment pouvait-il le vérifier ? En travaux pratiques de physique, n’importe quel collégien peut faire des expériences pour vérifier l’exactitude d’une hypothèse scientifique. Mais l’homme, parce qu’il n’a qu’une seule vie, n’a aucune possibilité de vérifier l’hypothèse par l’expérience de sorte qu’il ne saura jamais s’il a eu tort ou raison d’obéir à son sentiment. Il en était là de ses réflexions quand il ouvrit la porte de l’appartement. Karénine lui sauta au visage, ce qui facilita l’instant des retrouvailles. L’envie de se jeter dans les bras de Tereza (cette envie qu’il éprouvait encore au moment où il était monté en voiture à Zurich) avait bel et bien disparu. Il lui faisait face au milieu d’une plaine enneigée et ils tremblaient tous deux de froid.
  • le choix est d’une importance vitale, car choisir c’est arreter de planer, c’est accepter la lourdeur du devenir, et c’est tourner le bloc de pierre en quelque chose de sculpté. Mais on a qu’une vie, et c’est pour cela que c’est juste terrifiant. (https://uzpg.me <- college and choice)

Elle tentait de se voir à travers son corps. Aussi passait- elle de longs moments devant le miroir. Et comme elle craignait d’être surprise par sa mère, les regards qu’elle y jetait portaient la marque d’un vice secret. Ce n’était pas la vanité qui l’attirait vers le miroir, mais l’étonnement d’y découvrir son moi. Elle oubliait qu’elle avait devant les yeux le tableau de bord des mécanismes physiques. Elle croyait voir son âme qui se révélait à elle sous les traits de son visage. Elle oubliait que le nez est l’extrémité de l’amenée d’air aux poumons. Elle y voyait l’expression fidèle de sa nature. Elle s’y contemplait longuement, et ce qui la contrariait parfois c’était de retrouver sur son visage les traits de maman. Alors, elle n’en mettait que plus d’obstination à se regarder et tendait sa volonté pour s’abstraire de la physionomie maternelle, en faire table rase et ne laisser subsister que ce qui était elle-même. Y parvenait-elle, c’était une minute enivrante : l’âme remontait à la surface du corps, pareille à l’équipage qui s’élance du ventre du navire, envahit le pont, agite les bras vers le ciel et chante

Maintenant, nous pouvons mieux comprendre le sens du vice caché de Tereza, de ses longues stations répétées devant le miroir. C’était un combat avec sa mère. C’était le désir de ne pas être un corps comme les autres corps, mais de voir sur la surface de son visage l’équipage de l’âme surgir du ventre du navire. Ce n’était pas facile parce que l’âme, triste, craintive, effarouchée, se cachait au fond des entrailles de Tereza et avait honte de se montrer. Il en fut ainsi le jour où elle rencontra Tomas pour la première fois. Elle se faufilait entre les ivrognes dans le restaurant, son corps ployait sous le poids des chopes de bière qu’elle portait sur un plateau, et elle avait l’âme au creux de l’estomac ou dans le pancréas. A ce moment, elle entendit Tomas l’appeler. Cet appel était important, car il venait de quelqu’un qui ne connaissait ni sa mère ni les ivrognes dont elle entendait chaque jour les remarques obscènes et éculées. Son statut d’inconnu l’élevait au- dessus des autres

Elle est composée comme une partition musicale. L’être humain, guidé par le sens de la beauté, transpose l’événement fortuit (une musique de Beethoven, une mort dans une gare) pour en faire un motif qui va ensuite s’inscrire dans la partition de sa vie. Il y reviendra, le répétera, le modifiera, le développera, le transposera comme fait le compositeur avec les thèmes de sa sonate. Anna aurait pu mettre fin à ses jours de tout autre manière. Mais le motif de la gare et de la mort, ce motif inoubliable associé à la naissance de l’amour, l’attirait à l’instant du désespoir par sa sombre beauté. L’homme, à son insu ; compose sa vie d’après les lois de la beauté jusque dans les instants du plus profond désarroi. On ne peut donc reprocher au roman d’être fasciné par les mystérieuses rencontres des hasards (par exemple, par la rencontre de Vronsky, d’Anna, du quai et de la mort, ou la rencontre de Beethoven, de Tomas, de Tereza et du verre de cognac), mais on peut avec raison reprocher à l’homme d’être aveugle à ces hasards dans la vie quotidienne et de priver ainsi la vie de sa dimension de beauté [[Quotes|1611]]

Le chapeau melon était devenu le motif de la partition musicale qu’était la vie de Sabina. Ce motif revenait encore et toujours, prenant chaque fois une autre signification ; toutes ces significations passaient par le chapeau melon comme l’eau par le lit d’un fleuve. Et c’était, je peux le dire, le lit du fleuve d’Héraclite : « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ! » Le chapeau melon était le lit d’un fleuve et Sabina voyait chaque fois couler un autre fleuve, un autre fleuve sémantique : le même objet suscitait chaque fois une autre signification, mais cette signification répercutait (comme un écho, un cortège d’échos) toutes les significations antérieures. Le vécu résonnait chaque fois d’une harmonie de plus en plus riche. A Zurich, dans la chambre d’hôtel, ils étaient émus à la vue du chapeau melon et s’aimaient presque en pleurant, parce que ce truc noir n’était pas seulement un souvenir de leurs jeux amoureux, c’était aussi une trace du père de Sabina et du grand-père qui avait vécu en des temps sans automobiles et sans avions. On peut sans doute mieux comprendre à présent l’abîme qui séparait Sabina et Franz : il l’écoutait avidement parler de sa vie, et elle l’écoutait avec la même avidité. Ils comprenaient exactement le sens logique des mots qu’ils se disaient, mais sans entendre le murmure du fleuve sémantique qui coulait à travers ces mots. C’est pourquoi, quand Sabina se mit le chapeau melon sur la tête devant lui, Franz se sentit gêné comme si on lui avait parlé dans une langue inconnue. Il ne trouvait pas ce geste obscène, pas sentimental non plus, c’était seulement 116 un geste incompréhensible qui le déconcertait par son absence de signification. Tant que les gens sont encore plus ou moins jeunes et que la partition musicale de leur vie n’en est qu’à ses premières mesures, ils peuvent la composer ensemble et échanger des motifs (comme Tomas et Sabina ont échangé le motif du chapeau melon) mais, quand ils se rencontrent à un âge plus mûr, leur partition musicale est plus ou moins achevée, et chaque mot, chaque objet signifie quelque chose d’autre dans la partition de chacun. Si je reprenais tous les entretiens entre Sabina et Franz, la liste de leurs malentendus ferait un gros dictionnaire. Contentons-nous d’un petit lexique

  • notion de la musique et de la composition comme la facon dont on concoit la vie et la manière d’etre (on how to live a life)
  • la musique des symboles, des triggers, d’une ontologie de l’etre
  • je dis un peu de la merde la, je sais pas ou en aller Ou bien la culture ? Mais qu’est-ce que c’est ? La musique? Dvorak et Janacek ? Oui. Mais supposez qu’un Tchèque n’aime pas la musique ? D’un seul coup, l’identité tchèque n’est plus que du vent. Ou bien les grands hommes ? Jean Hus ? Ces gens-là n’avaient jamais lu une ligne de ses livres. La seule chose qu’ils pouvaient unanimement comprendre, c’étaient les flammes, la gloire des flammes où il avait été brûlé comme hérétique, la gloire de la cendre qu’il était devenu, de sorte que l’essence de l’âme tchèque, songeait Sabina, ce n’était pour eux qu’un peu de cendre, rien de plus. Ces gens n’avaient en commun que leur défaite et les reproches qu’ils s’adressaient mutuellement. Elle marchait vite. Ce qui la troublait, plus que sa brouille avec les émigrés, c’étaient ses propres pensées. Elle savait qu’elle était injuste. Il y avait quand même parmi les Tchèques d’autres gens que ce type à l’index démesuré. Le silence gêné qui avait suivi ses paroles ne signifiait nullement que toute l’assistance la désapprouvât. Les gens avaient sans doute été déconcertés par cette irruption de la haine, par cette incompréhension dont tout le monde devient victime dans l’émigration. Alors, pourquoi n’en avait-elle pas plutôt pitié ? pourquoi ne voyait-elle pas en eux des créatures touchantes et abandonnées ? Nous connaissons déjà la réponse : quand elle a trahi son père, la vie s’est ouverte devant elle comme une longue route de trahisons et chaque trahison nouvelle l’attire comme un vice et comme une victoire. Elle ne veut pas rester dans le rang et n’y restera pas ! Elle ne restera pas toujours dans le rang avec les mêmes gens et avec les mêmes mots ! C’est pourquoi elle est bouleversée par sa propre injustice. Ce trouble n’est pas déplaisant, elle a au contraire l’impression qu’elle vient de remporter une victoire et qu’un personnage invisible l’applaudit

Alors, d’un seul coup, il comprit avec stupeur qu’il n’était pas malheureux. La présence physique de Sabina comptait beaucoup moins qu’il ne le croyait. Ce qui comptait, c’était la trace dorée, la trace magique qu’elle avait imprimée dans sa vie et dont personne ne pourrait le priver. Avant de disparaître de son horizon, elle avait eu le temps de lui glisser dans la main le balai d’Hercule et il en avait balayé de son existence tout ce qu’il n’aimait pas. Ce bonheur inopiné, ce bien-être, cette joie que lui procuraient sa liberté et sa vie nouvelle, c’était un présent qu’elle lui avait offert. D’ailleurs, il avait toujours préféré l’irréel au réel. De même qu’il se sentait mieux dans les cortèges (qui, comme je l’ai dit, ne sont qu’un spectacle et qu’un songe) que derrière la chaire où il faisait son cours à des étudiants, de même il était plus heureux avec Sabina métamorphosée en déesse invisible qu’il ne l’était avec Sabina quand il parcourait le monde avec elle et qu’il tremblait à chaque pas pour son amour. Elle lui avait fait présent de la soudaine liberté de l’homme qui vit seul, elle l’avait paré de l’aura de la séduction.

Après quatre ans passés à Genève, Sabina habitait Paris et ne parvenait pas à se remettre de sa mélancolie. Si on lui avait demandé ce qui lui était arrivé, elle n’aurait pas trouvé de mots pour le dire. Le drame d’une vie peut toujours s’expliquer par la métaphore de la pesanteur. On dit qu’un fardeau nous est tombé sur les épaules. On porte ce fardeau, on le supporte ou on ne le supporte pas. On lutte avec lui, on perd ou on gagne. Mais au juste, qu’était-il arrivé à Sabina ? Rien. Elle avait quitté un homme parce qu’elle voulait le quitter. L’avait-il poursuivie après cela ? Avait-il cherché à se venger ? Non. Son drame n’était pas le drame de la pesanteur, mais de la légèreté. Ce qui s’était abattu sur elle, ce n’était pas un fardeau, mais l’insoutenable légèreté de l’être. Jusqu’ici, les instants de trahison l’exaltaient et l’emplissaient de joie à l’idée de la route nouvelle qui s’ouvrait, et de l’aventure toujours nouvelle de la trahison qui l’attendait au bout du voyage. Mais qu’allait-il se passer, si le voyage se terminait ? On peut trahir des parents, un époux, un amour, une patrie, mais que restera-t-il à trahir quand il n’y aura plus ni parents, ni mari, ni amour, ni patrie ?

  • la trahison c’est avoir décider de devenir quelque chose et de se retourner parce que cette idée nous fait trop peur, et se pencher sur ne pas devenir, qui est une forme de devenir neanmoins
  • l’insoutenable legerete de l’etre se ramene au fait que quand on ne trouve pas de systeme ou de contrainte par laquelle vivre et exister, on se perd sans avoir de quoi se motiver
  • c’est une forme de nihilisme lorsque l’on comprend que rien ne compte vraiment, mais qui peut nous amener au plaisir ou a la perte Le fils de Staline n’a pas eu la vie facile. Son père l’engendra avec une femme dont tout indique qu’il finit par la fusiller. Le jeune Staline était donc à la fois fils de Dieu (car son père était vénéré comme Dieu) et damné par lui. Les gens en avaient doublement peur : il pouvait leur nuire par son pouvoir (il était tout de même le fils de Staline) et par son amitié (le père pouvait châtier l’ami à la place du fils réprouvé). La damnation et la condition de privilégié, le bonheur et le malheur, personne n’a senti plus concrètement à quel point ces oppositions sont interchangeables et combien la marge est étroite entre les deux pôles de l’existence humaine. Tout au début de la guerre il fut capturé par les Allemands et voilà que d’autres prisonniers, membres d’une nation pour laquelle il avait toujours éprouvé une antipathie viscérale parce qu’elle lui paraissait incompréhensiblement fermée, l’accusaient d’être sale. Lui qui portait sur ses épaules le drame le plus sublime qui se puisse concevoir (il était à la fois fils de Dieu et ange déchu), fallait-il qu’il fût maintenant jugé, et pas pour des choses nobles (en rapport avec Dieu et les anges) mais pour de la merde ? Le plus noble drame et le plus trivial incident sont-ils si vertigineusement proches ? Vertigineusement proches ? La proximité peut-elle donc donner le vertige ? Certainement. Quand le pôle Nord se rapprochera du pôle Sud presque au point de le toucher, la planète disparaîtra et l’homme se retrouvera dans un vide qui l’étourdira et le fera céder à la séduction de la chute. Si la damnation et la condition de privilégié sont une seule et même chose, s’il n’y a aucune différence entre le noble et le vil, si le fils de Dieu peut être jugé pour de la merde, l’existence humaine perd ses dimensions et devient d’une insoutenable légèreté. Alors, le fils de Staline s’élance vers les barbelés électrifiés pour y jeter son corps comme sur le plateau d’une balance qui monte pitoyablement, soulevé par l’infinie légèreté d’un monde devenu sans dimensions. Le fils de Staline a donné sa vie pour de la merde. Mais mourir pour de la merde n’est pas une mort absurde. Les Allemands qui ont sacrifié leur vie pour étendre le territoire de leur empire plus à l’est, les Russes qui sont morts pour que la puissance de leur pays porte plus loin vers l’ouest, oui, ceux-là sont morts pour une sottise et leur mort est dénuée de sens et de toute valeur générale. En revanche, la mort du fils de Staline a été la seule mort métaphysique au milieu de l’universelle bêtise de la guerre

Le kitsch est l’idéal esthétique de tous les hommes politiques, de tous les partis et de tous les mouvements politiques. Dans une société où plusieurs courants politiques coexistent et où leur influence s’annule ou se limite mutuellement, on peut encore échapper plus ou moins à l’inquisition du kitsch ; l’individu peut sauvegarder son originalité et l’artiste créer des œuvres inattendues. Mais là où un seul parti politique détient tout le pouvoir, on se trouve d’emblée au royaume du kitsch totalitaire. Si je dis totalitaire, c’est parce que tout ce qui porte atteinte au kitsch est banni de la vie : toute manifestation d’individualisme (toute discordance est un crachat jeté au visage de la souriante fraternité), tout scepticisme (qui commence à douter du moindre détail finit par mettre en doute la vie en tant que telle), l’ironie (parce qu’au royaume du kitsch tout doit être pris au sérieux), mais aussi la mère qui a abandonné sa famille ou l’homme qui préfère les hommes aux femmes et menace ainsi le sacro- saint « aimez-vous et multipliez ». De ce point de vue, ce qu’on appelle le goulag peut être considéré comme une fosse septique où le kitsch totali- taire jette ses ordures.

  • le kitsch comme anti individualisme ou américanisme, comme desir de cohesion, une cohesion qui rend les groupes fort mais empeche a l’homme de tracer sa composition, de faire des choix, de gagner en lourdeur, car elle dit: tu n’es qu’un etre comme les autres, donc fais cela.

La source du kitsch, c’est l’accord catégorique avec l’être. Mais quel est le fondement de l’être ? Dieu ? L’humanité ? La lutte ? L’amour ? L’homme ? La femme ? Il y a là-dessus toutes sortes d’opinions, si bien qu’il y a toutes sortes de kitsch : le kitsch catholique, protestant, juif, communiste, fasciste, démocratique, féministe, européen, américain, national, international. Depuis l’époque de la Révolution française une moitié de l’Europe s’intitule la gauche et l’autre moitié a reçu l’appellation de droite. Il est pratiquement impossible de définir l’une ou l’autre de ces notions par des principes théoriques quelconques sur lesquels elles s’appuieraient. Ça n’a rien de surprenant : les mouvements politiques ne reposent pas sur des attitudes rationnelles mais sur des représentations, des images, des mots, des archétypes dont l’ensemble constitue tel ou tel kitsch politique. L’idée de la Grande Marche, dont Franz aime à s’enivrer, c’est le kitsch politique qui unit les gens de gauche de tous les temps et de toutes les tendances. La Grande Marche, c’est ce superbe cheminement en avant, le cheminement vers la fraternité, l’égalité, la justice, le bonheur et, plus loin encore, malgré tous les obstacles, car il faut qu’il y ait des obstacles pour que la marche puisse être la Grande Marche. La dictature du prolétariat ou la démocratie ? Le refus de la société de consommation ou l’augmentation de la production ? La guillotine ou l’abolition de la peine de mort ? Ça n’a aucune importance. Ce qui fait d’un homme de gauche un homme de gauche ce n’est pas telle ou telle théorie, mais son pouvoir de faire que toute théorie devienne partie intégrante du kitsch intitulé la Grande Marche en avant

L’interprète cria une deuxième fois son appel dans son mégaphone. Comme la première, il n’y eut pour toute réponse qu’un énorme silence infiniment indifférent. Franz regardait. Ce silence de l’autre rive les frappait tous au visage comme une gifle. Même le chanteur au drapeau blanc et l’actrice américaine étaient gênés et hésitants. Franz prit soudain conscience de leur ridicule à tous, mais cette prise de conscience ne l’éloignait pas d’eux, elle ne lui inspirait aucune ironie, au contraire, il éprouvait pour eux un immense amour, comme l’amour qu’on éprouve pour des condamnés. Oui, la Grande Marche touche à sa fin, mais est-ce une raison pour que Franz la trahisse ? Sa propre vie ne s’approche-t-elle pas également de sa fin ? Doit-il tourner en dérision l’exhibitionnisme de ceux qui ont accompagné jusqu’à la frontière des médecins courageux ? Tous ces gens-là peuvent-ils faire autre chose que donner un spectacle ? Leur reste-t-il quelque chose de mieux ? Franz a raison. Je songe au journaliste qui organisait à Prague une campagne de signatures pour l’amnistie des prisonniers politiques. Il savait bien que cette campagne n’aiderait pas les prisonniers. L’objectif véritable n’était pas de libérer les prisonniers mais de démontrer qu’il y a encore des gens qui n’ont pas peur. Ce qu’il faisait tenait du spectacle, mais il n’avait pas d’autre possibilité. Il n’avait pas le choix entre l’action et le spectacle. Il n’avait qu’un seul choix : donner un spectacle ou ne rien faire. Il y a des situations où l’homme est condamné à donner un spectacle. Son combat contre le pouvoir silencieux (contre le pouvoir silencieux de l’autre côté de la rivière, contre la police changée en microphones muets cachés dans le mur), c’est le combat d’une troupe de théâtre qui s’est attaquée à une armée. Franz vit son ami de la Sorbonne lever le poing et menacer le silence de l’autre rive

De nouveau, le silence lui répondit, changeant soudain l’angoisse de Franz en rage frénétique. Il était à quelques pas du pont qui séparait la Thaïlande du Cambodge et il fut saisi du désir de s’y précipiter, de lâcher vers le ciel de terribles injures et de mourir dans l’énorme vacarme de la fusillade. Ce désir soudain de Franz nous rappelle quelque chose ; oui, il nous rappelle le fils de Staline qui a couru se suspendre aux barbelés électrifiés parce qu’il ne pouvait supporter de voir les pôles de l’existence humaine se rapprocher au point de se toucher, de sorte qu’il n’y a plus de différence entre le noble et l’abject, entre l’ange et la mouche, entre Dieu et la merde. Franz ne pouvait admettre que la gloire de la Grande Marche se réduise à la vanité comique de gens qui défilent, et que le vacarme grandiose de l’histoire euro- péenne disparaisse dans un silence infini, de sorte qu’il n’y a plus aucune différence entre l’histoire et le silence. Il aurait voulu mettre sa propre vie dans la balance pour prouver que la Grande Marche pèse plus lourd que la merde. Mais on ne peut rien prouver de semblable. Sur un plateau de la balance, il y avait la merde, le fils de Staline a mis tout son corps sur l’autre plateau et la balance n’a pas bougé. Au lieu de se faire tuer, Franz courba la tête et repartit en file indienne avec les autres pour reprendre l’autocar

  • la societe nous fait penser que se consommer pour l’etre, se sacrifier pour un accord avec le kitsch ressemble a une sorte de noblesse dans le fait de se battre pour nos valeurs, mais c’est aussi se faire emporter dans un accord avec une ideologie qui ne peut reellement nous capturer Qu’est-il resté des agonisants du Cambodge ? Une grande photo de la star américaine tenant dans ses bras un enfant jaune. Qu’est-il resté de Tomas ? Une inscription : Il voulait le Royaume de Dieu sur la terre. Qu’est-il resté de Beethoven ? Un homme morose à l’invraisemblable crinière, qui prononce d’une voix sombre : « Es muss sein ! » Qu’est-il resté de Franz ? Une inscription : Après un long égarement, le retour. Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Avant d’être oubliés, nous serons changés en kitsch. Le kitsch, c’est la station de correspondance entre l’être et l’oubli [[Quotes|1611]]
  • voila, cet oubli c’est l’oubli de se morpher dans le groupe, de perdre ce qui nous rend nous pour gagner en puissance, mais aussi changer la possibilité du choix en l’inclusion a un potentiel plus grand mais qu’on ne dirige pas entierement
  • Kundera aime l’idée du es muss sein, il le faut, peut etre car c’est le moment ou l’esprit meme nous preclude du choix, dans une certitude de je sais qu’il faut vivre comme ca

L’‘horreur est un choc, un instant de total aveuglement. L’horreur est dépourvue de toute trace de beauté. On ne voit que la lumière violente de l’événement inconnu qu’on attend. Au contraire, la tristesse suppose que l’on sait. Tomas et Tereza savaient ce qui les attendait. L’éclat de l’horreur se voilait et l’on découvrait le monde dans un éclairage bleuâtre et tendre qui rendait les choses plus belles qu’elles ne l’étaient auparavant. A l’instant où elle avait lu la lettre, Tereza n’avait pas éprouvé d’amour pour Tomas, elle avait seulement pensé qu’elle ne devait pas le quitter une seconde : l’horreur étouffait tous les autres sentiments, toutes les autres sensations. Maintenant qu’elle était serrée contre lui (l’avion volait dans les nuages), l’effroi était passé et elle sentait son amour et savait que c’était un amour sans limite et sans mesure. L’avion atterrit enfin. Ils se levèrent et se dirigèrent vers la porte que le steward avait ouverte. Ils se tenaient toujours par la taille et ils étaient debout sur les marches en haut de la passerelle. En bas, ils virent trois hommes qui avaient des cagoules sur le visage et des fusils à la main. Il était inutile d’hésiter, car il n’y avait pas moyen d’échapper. Ils descendirent lentement et quand ils posèrent le pied sur la surface de la piste, l’un des hommes leva son fusil et mit en joue. Il n’y eut pas de détonation, mais Tereza sentit que Tomas qui, à peine une seconde avant, se pressait contre elle et lui enlaçait la taille, s’affaissait sur le sol

Au ton de sa voix, il était impossible de douter de sa sincérité. Elle revit la scène du matin : il réparait le camion et elle trouvait qu’il faisait vieux. Elle était arrivée où elle voulait arriver. Elle avait toujours souhaité qu’il fût vieux. Elle pensa encore une fois au lièvre qu’elle pressait contre son visage dans sa chambre d’enfant. Qu’est-ce que ça signifie, se changer en lièvre? Ça signifie qu’on a oublié sa force. Ça signifie que désormais on n’a pas plus de force l’un que l’autre. Ils allaient et venaient, esquissant les figures de la danse au son du piano et du violon ; Tereza avait la tête posée sur son épaule. Comme dans l’avion qui les emportait tous deux à travers la brume. Elle ressentait maintenant le même étrange bonheur, la même étrange tristesse qu’alors. Cette tristesse signifiait : nous sommes à la dernière halte. Ce bonheur signifiait : nous sommes ensemble. La tristesse était la forme, et le bonheur le contenu. Le bonheur emplissait l’espace de la tristesse.